Le carillon d'après Maurice Lenfant

Le carillon n'est plus, comme il le fut très longtemps, l'apanage des beffrois flamands, ainsi que l'a chanté, en août 1837, notre immortel Victor Hugo, dans son fameux poème : « Ecrit sur la vitre d'une fenêtre flamande » ... Le poète était loin, alors, de songer à cette expansion du carillon dons le monde, et lorsqu'il célébra Rouen, « la ville aux cent clochers carillonnant dans l'air », Victor Hugo, qui, au fond, devait avoir une certaine sympathie pour les carillons, ne se doutait pas qu'un jour la capitale normande, avec son carillon de 50 cloches, compterait parmi les premières villes d'Europe à « carillon »...
Un carillon complet comporte trois parties distinctes : les cloches, le clavier des concerts, et le carillon automatique. Celui de Rouen est « complet », et nous allons rapidement en faire la visite. Après avoir gravi, à travers un dédale de pierres, près de 300 marches, nous voici aux cloches, élément indispensable. Il y en a 50, allant du poids res­pectable de 1500 kilogrammes à 10 kilogrammes. Elles sont disposées en batterie, face à la place de la cathédrale, sur six étages, suspendues à de grosses poutres posées sur un bâti en fer. Il serait trop long de relater ici la fabri­cation spéciale de ces cloches de carillon. C'est un art délicat, dans lequel excellent nos fonderies françaises. Sous les cloches, nous trouvons le clavier, jadis instrument très rudimentaire. Il était alors formé d'une sorte de grande table de bois, avec de larges touches (je devrais dire « planches ») de 8 à 10 centimètres — qu'il fallait prendre à pleine main... Le clavier est beaucoup plus perfectionné aujourd'hui. On en rencontre de différents types... et même des électriques. Mais le plus répandu est le clavier « standard », formé de deux rangs de manettes en bois, correspon­dant, l'un, aux notes naturelles, l'autre, aux altérations — d'un pédalier assez différent du pédalier d'orgue.
Les pédales de carillon sont, en effet, plus épaisses et beaucoup moins longues (environ deux tiers en moins) ! Leur nom­bre varie, mais il n'est jamais inférieur à une octave. A Rouen, on compte vingt et une notes en pédale, s'accou­plant avec les vingt et une plus grosses cloches du carillon. Chaque manette est reliée, par un fil, à un système d'équerre qui actionne le battant de la cloche, alors placé à quelques millimètres du bord. Sous la pression du caril­lonneur, qui joue des poings, les mains munies de doigtiers, pour préserver les petits doigts, et des pieds, toute l'expression voulue peut-être donnée au jeu. Le métier de carillonneur est aussi un sport. C'est le « noble art, joint à l'Art pur » !
Enfin, au-dessous du clavier, nous voyons le carillon automatique. Nous sommes en présence d'un vaste mécanisme d'horlogerie, destiné à faire jouer le carillon à certaines heures de la journée, sur le principe des boîtes à musique. Ce mécanisme consiste, notamment, en un puissant cylindre, que nous appelons aussi « tambour », percé de trous (14.400 à Rouen où, musicalement, il correspond à 120 mesures à quatre temps), dans lesquels sont placées, à volonté, des petites fiches représentant les notes — lesquelles, au passage, actionnent des leviers, reliés par câble à des marteaux posés sur les cloches. De plus, à Rouen, le carillon sonne les quarts, les heures et même les angélus, avec horloge spéciale.
Le carillon automatique n'a pas d'âme... mais il ajoute un charme à l'heure qui passe à jamais !
Moins perdue dans la nuit des temps que celle des cloches, l'origine des carillons ne s'en trouve pas plus définie pour cela. L'idée de réunir plusieurs cloches de sons différents, pour en tirer une mélodie, prit naissance, d'après certains, au IXe siècle... Il est certain, toutefois, que les premiers manuscrits relatant l'existence de carillons sont du XIII° siècle. En effet, le mot « beiaard » (carillon) se rencontre pour la première fois dans l'œuvre littéraire médié­vale néerlandaise : « Reinaard de Vos », écrite en 1250...
Un homme apporta toute son âme d'artiste, tout son amour des cloches, à la résurrection des carillons. C'était en 1887. Malines changeait de carillonneur. Un fils plein d'entrain et d'ardeur succédait à son père au clavier de la Tour Saint-Rambault. Son nom est désormais inscrit en lettres d'or dans l'histoire des carillons. Il fonda une école, il rénova toute la technique campanaire, et entraîna avec lui, après la première guerre mondiale, l'univers entier dans cette nouvelle floraison de carillons. Je l'ai eu pour maître et ami : Jef Denyn.
L'art campanaire est, aujourd'hui, en plein essor ; et malgré deux guerres, des carillons naissent un peu partout. Cette vogue des carillons n'a pas laissé la science indifférente, et nous assistons, à côté de cet épanouissement de l'art campanaire pur, à une série d'innovations : carillons électriques, électroniques, etc...
Le métier de carillonneur, dit-on, se trouve être « la plus haute (au sens réel du mot) situation d'une cité » ... Mais la plus grande de toutes les joies est, sans contredit,
ce charme, cette poésie qu'est la musique des cloches, lorsque, seul au milieu de ces filles de bronze, éloigné des choses terrestres, on les fait chanter ou pleurer selon les circonstances, au-dessus de la cité. Le chant des cloches, c'est le symbole de la fraternité I Si tous les carillons du monde voulaient s'unir pour chanter un même cantique de paix ! Ils ont la même langue, la même puissance d'expres­sion, la même influence sur les peuples.
Si tous les carillons du monde...


D'après Maurice LENFANT
Carillonneur de la cathédrale de Rouen. (extrait de la revue « MUSICA » )

© Copyright Jacques Tanguy, janvier 2011