…
Enfin les études médiévales de Ruskin confirmèrent, avec sa croyance
en la bonté de la foi, sa croyance en la nécessité du travail libre,
joyeux et personnel, sans intervention de machinisme. Pour que vous
vous en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page
très caractéristique de Ruskin. Il parle d'une petite figure de
quelques centimètres, perdue au milieu de centaines de figures
minuscules, au portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen.
« Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main
est appuyée fortement sur l'os de sa joue et la chair de la joue
ridée au-dessous de l'œil par la pression. Le tout peut paraître
terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures;
mais, en le considérant comme devant remplir simplement un
interstice de l'extérieur d'une porte de cathédrale et comme l'une
quelconque de trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de
la plus noble vitalité dans l'art de l'époque.
« Nous avons un certain travail à faire pour gagner notre pain, et
il doit être fait avec ardeur; d'autre travail à faire pour notre
joie, et celui-là doit être fait avec cœur; ni l'un ni l'autre ne
doivent être faits à moitié ou au moyen d'expédients, mais avec
volonté; et ce qui n'est pas digne de cet effort ne doit pas être
fait du tout; peut-être que tout ce que nous avons à faire ici-bas
n'a pas d'autre objet que d'exercer le cœur et la volonté, et est en
soi-même inutile; mais en tout cas, si peu que ce soit, nous pouvons
nous en dispenser si ce n'est pas digne que nous y mettions nos
mains et notre cœur. Il ne sied pas à notre immortalité de recourir
à des moyens qui contrastent avec son autorité, ni de souffrir qu'un
instrument dont elle n'a pas besoin s'interpose entre elle et les
choses qu'elle gouverne. Il y a assez de songe-creux, assez de
grossièreté et de sensualité dans l'existence humaine, sans en
changer en mécanisme les quelques moments brillants; et, puisque
notre vie — à mettre les choses au mieux — ne doit être qu'une
vapeur qui apparaît un temps puis s'évanouit, lais¬sons-la du moins
apparaître comme un nuage dans la hauteur du ciel et non comme
l'épaisse obscurité qui s'amasse autour du souffle de la fournaise
et des révolutions de la roue. »
J'avoue qu'en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je
fus pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j'allai à
Rouen comme obéissant a une pensée testamentaire, et comme si Ruskin
en mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre
créature à qui il avait en parlant d'elle rendu la vie et qui
venait, sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait
autant pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j'arrivai
près de l'immense cathédrale et devant la porte où les saints se
chauffaient au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les
rois jusqu'à ces suprêmes altitudes de pierre que je croyais
inhabitées et où, ici, un ermite sculpté vivait isolé, laissant les
oiseaux demeurer sur son front, tandis que, là, un cénacle d'apôtres
écoutait le message d'un ange qui se posait près d'eux, repliant ses
ailes, sous un vol de pigeons qui ouvraient les leurs et non loin
d'un personnage qui, recevant un enfant sur le dos, tournait la tête
d'un geste brusque et séculaire; quand je vis, rangés devant ses
porches ou penchés aux balcons de ses tours, tous les hôtes de
pierre de la cité mystique respirer le soleil ou l'ombre matinale,
je compris qu'il serait impossible de trouver parmi ce peuple
surhumain une figure de quelques centimètres. J'allai pourtant au
portail des Librairies. Mais comment reconnaître la petite figure
entre des centaines d'autres? Tout à coup, un jeune sculpteur de
talent et d'avenir, Mme L. Yeatman, me dit : En voici une qui lui
res¬semble. » Nous regardons un peu plus bas, et... la voici. Elle
ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée, et pourtant c'est
son regard encore, la pierre garde le trou qui relève la pupille et
lui donne cette expression qui me l'a fait reconnaître. L'artiste
mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers d'autres,
cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui était
morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des
autres, à jamais. Mais il l'avait mise là. Un jour, un homme pour
qui il n'y a pas de mort, pour qui il n'y a pas d'infini matériel,
pas d'oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous
opprime pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu'il
ne pourra pas tous les atteindre alors que nous paraissions en
manquer, cet homme est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque
écume dentelée paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes
les lois de la vie, toutes les pensées de l'âme, les nommant de leur
nom, il dit : « Voyez, c'est ceci, c'est cela. » Tel qu'au jour du
Jugement, qui non loin de là est figuré, il fait entendre en ses
paroles comme la trompette de l'archange et il dit :
Ceux qui ont vécu vivront, la matière n'est rien. » Et, en effet,
telle que les morts que non loin le tympan figure réveillés à la
trompette de l'archange, soulevés, ayant repris leur forme,
reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et
retrouvé son regard, et le Juge a dit : « Tu as vécu, tu vivras. »
Pour lui, il n'est pas un juge immortel, son corps mourra; mais
qu'importe! comme s'il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche
immortelle, ne s'occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe
son temps et, n'ayant qu'une vie humaine à vivre, il passe plusieurs
jours devant l'une des dix mille figures d'une église. Il l'a
dessinée. Elle correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa
cervelle, insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l'a dessinée,
il en a parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura
ressuscité, contre toute espérance, de cette mort qui semble plus
totale que les autres, qui est la disparition au sein de l'infini du
nombre et sous le nivellement des ressemblances, mais d'où le génie
a tôt fait de nous tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut
s'empêcher d'être touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt
avoir été prise par la mort dans son regard même, comme les
Pompéiens dont le geste demeure interrompu. Et c'est une pensée du
sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste par
l'immobilité de la pierre. J'ai été touché en la retrouvant là; rien
ne meurt donc de ce qui a vécu, pas plus la pensée du sculpteur que
la pensée de Ruskin.
En la rencontrant là, nécessaire à Ruskin qui, parmi si peu de
gravures qui illustrent son livre 1, lui en a consacré une parce
qu'elle était pour lui partie actuelle et durable de sa pensée, et
agréable à nous parce que sa pensée nous est nécessaire, guide de la
nôtre qui l'a rencontrée sur son chemin, nous nous sentions dans un
état d'esprit plus rapproché de celui des artistes qui sculptèrent
aux tympans le Jugement dernier et qui pensaient que l'individu, ce
qu'il y a de plus particulier dans une personne, dans une intention,
ne meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui
a raison du fossoyeur ou d'Hamlet quand l'un ne voit qu'un crâne là
où le second se rappelle une fantaisie? La science peut dire : le
fossoyeur; mais elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le
souvenir de cette fantaisie au-delà de la poussière du crâne. A
l'appel de l'ange, chaque mort se trouve être resté là, à sa place,
quand nous le croyions depuis longtemps en poussière. A l'appel de
Ruskin, nous voyons la plus petite figure qui encadre un minuscule
quatre-feuilles ressuscitée dans sa forme, nous regardant avec le
même regard qui semble ne tenir qu'en un millimètre de pierre. Sans
doute, pauvre petit monstre, je n'aurais pas été assez fort, entre
les milliards de pierres des villes, pour te trouver, pour dégager
ta figure, pour retrouver ta personnalité, pour t'appeler, pour te
faire revivre. Mais ce n’est pas que de l’infini, que le nombre, que
le néant qui nous oppriment soient très forts ; c’est que ma pensée
n’est pas bien forte< ; certes, tu n’avais en toi rien de vraiment
beau<< ;
Ta pauvre figure, que je n'eusse jamais remarquée, n'a pas une
expression bien intéressante, quoique évidemment elle ait, comme
toute personne, une expression qu'aucune autre n'eut jamais. Mais,
puisque tu vivais assez pour continuer à regarder de ce même regard
oblique, pour que Ruskin te remarquât et, après qu'il eut dit ton
nom, pour que son lecteur pût te reconnaître, vis-tu assez
maintenant, es-tu assez aimé? Et l'on ne peut s'empêcher de penser à
toi avec attendrissement, quoique tu n'aies pas l'air bon, mais
parce que tu es une créature vivante, parce que, pendant de si longs
siècles, tu es mort sans espoir de résurrection, et parce que tu es
ressuscité. Et un de ces jours peut-être quelque autre ira te
trouver à ton portail, regardant avec tendresse ta méchante et
oblique figure ressuscitée, parce que ce qui est sorti d'une pensée
peut seul fixer un jour une autre pensée, qui à son tour a fasciné
la nôtre. Tu as eu raison de rester là, inregardé, t'effritant. Tu
ne pouvais rien attendre de la matière où tu n'étais que du néant.
Mais les petits n'ont rien à craindre, ni les morts. Car,
quelquefois l'Esprit visite la terre; sur son passage les morts se
lèvent, et les petites figures oubliées retrouvent le regard et
fixent celui des vivants qui, pour elles, délaissent les vivants qui
ne vivent pas et vont chercher de la vie seulement où l'Esprit leur
en a montré, dans des pierres qui sont déjà de la poussière et qui
sont encore de la pensée.
|